Interviews

Groupeware et Intelligence collective

Interview de Joël de Rosnay sur le Groupware , 17 août 1995

 

Aujourd'hui la formation, la création, les modes de récompense sont centrés sur l'individu. Le travail en groupe résulte le plus souvent d'une série d'actions individuelles intégrées par la suite afin de faire bénéficier la collectivité des apports de chacun. Or il existe une nouvelle conception des groupes et des collectivités. Elle considère des systèmes intégrés faits de personnes reliées par des réseaux de communication et travaillant selon des méthodes qui favorisent la création collective. L'ancienne notion des structures pyramidales, avec le commandement au sommet et les forces vives à la base, fait place à un modèle en réseau conduisant à une aplatissement des niveaux hiérarchiques traditionnels. C'est ce qui se traduit par la reconfiguration des entreprises, le "re-engineering". La grande question qui se pose désormais aux responsables de ces nouvelles structures est celle de la création de groupe : comment catalyser l'émergence de l'intelligence collective ? Plutôt que d'imposer des normes et de contrôler les résultats, comment favoriser la naissance de structures catalytiques qui amplifient l'intelligence d'une collectivité? On peut s'inspirer pour cela de lois de la nature. Notamment de celles de l'auto-organisation des systèmes complexes. Lors de la formation du cerveau par exemple, on sait que des neurones se connectent, puis échangent des substances chimiques qui amplifient certaines connexions. On explique ainsi les phénomène de mémorisation et d'apprentissage. On sait aussi que des sociétés d'insectes se comportent comme une mémoire et une intelligence collectives inscrites à la fois dans la communauté et dans l'environnement. Mais les neurones comme les insectes ont besoin d'une logistique pour fonctionner. Pour les neurones cette logistique est représentée par des cellules spécialisées qui les nourrissent et éliminent les déchets. Pour les insectes sociaux par des structures de communication comme la ruche ou la fourmilière ainsi que par des organismes microscopiques vivant en symbiose avec eux. Pour travailler en groupe nous utilisons des bureaux. C'est une logistique de communication qui intègre des moyens classiques, papiers, lieux de réunion, secrétariat et des machines diverses à traiter l'information. De manière plus sophistiquée, les messageries électroniques, le "groupware", Internet sont les nouvelles manifestation de cette logistique de création collective. Nous allons assister à mon avis à un essor très rapide de ces moyens d'amplification de l'intelligence. Ils deviendront même de plus en plus intégrés aux fonctions biologiques de l'homme.

2° Vous expliquez dans votre livre1 que l'information représente du "temps potentiel". Pouvez-vous expliquer votre théorie ?

L'information constitue en effet une forme de temps potentiel. Comme l'avait déjà remarqué Aristote : s'informer c'est reconnaître une forme (une information) et informer c'est donner forme à la matière (créer une information). Je reconnais la forme d'une bouteille et je l'appelle bouteille. Mais je peux aussi donner forme à du verre fondu (l'informer) pour créer une bouteille. De même je peux lire ou recevoir passivement de l'information ou créer un texte original. La grande différence est que la création exige de la durée. La consommation est à la limite instantanée ou se réalise dans un temps "vide". Des millions de personnes peuvent regarder simultanément une série télévisée et son coût est identique même si un ou dix millions de personnes la "consomment". Dans l'acte de création l'original est unique, la copie est banale. Il faut du temps pour créer un original (un tableau, une symphonie, un livre, un logiciel) mais avec les moyens modernes de duplication, les copies de ces oeuvres peuvent être diffusées dans le monde entier, théoriquement en un instant. C'est pourquoi je dis que créer c'est sauver du temps. Le réservoir de temps potentiel représenté par cette création pourra être utilisé par d'autres, légué à la collectivité ou aux générations à venir. Dans la création collective cet effet est cumulatif. Un créateur sauve du temps réutilisable. Il constitue en quelques sorte un capital-temps qui produira des "intérêts" en temps directement utilisable ! D'où l'importance de valoriser la création individuelle et collective dans l'enseignement comme dans l'entreprise. Sur un réseau mondial comme Internet, le travail collectif de centaines de milliers de programmeurs et d'utilisateurs sauve du temps, crée un capital qui génère du temps utile car pertinent. L'usager-producteur n'est plus seulement rémunéré en monnaie comme dans l'économie classique mais en informations et en temps potentiel. Sur Internet l'information accumulée crée de l'information à plus haute valeur ajoutée. A une époque ou l'avantage concurrentiel réside souvent dans la capacité de l'entreprise à réagir rapidement et à conquérir de nouveaux marchés avant les autres, je pense que l'entreprise doit tout mettre en ouvre pour favoriser la création de temps potentiel. Il ne s'agit plus seulement de "gagner" ou "d'économiser" du temps, mais de sauver du temps pour le réinvestir dans un capital partagé par tous. Une bonne organisation, une équipe bien formée, un travail en réseau, des logiciels de groupware et des méthodes adaptées de gestion du temps sont autant de facteurs qui optimisent les chances de réussite.

3° Avec la constitution des grands réseaux, chacun peut accéder à des milliers d'informations, je pense notamment à Internet. Ne risque-t-on pas, avec la multiplication des accès réseaux, de décourager ou d'effrayer le plus grand nombre et d'accentuer les disparités au sein même de l'entreprise en creusant un fossé entre "riches" et "pauvres" en information ?

Il existe déjà un décalage, même au sein des entreprises, entre ceux qui savent utiliser les nouveaux outils du traitement informatique et de la communication électronique et ceux qui se sentent dépassés par ces techniques. Le grand risque des réseaux c'est l'apparition de nouvelles formes d'exclusions. Entre "branchés" et "débranchés", "riches" et "pauvres" en information, ou entre générations. Toute une classe d'âge arrive sur le marché professionnel avec la culture des jeux vidéo, du minitel et des micro-ordinateurs. Une culture de l'interactivité et du temps réel. Il faut donc pour l'entreprise accélérer et amplifier les formations à cette nouvelle culture. Il ne s'agit pas d'enseigner des pratiques spécialisées mais bien d'apprendre à intégrer différents savoirs, ce qui est le propre d'une culture. Il faudra aussi que les ingénieurs fassent encore un effort pour rendre les systèmes plus conviviaux. En plus des menus déroulants des interfaces graphiques et des souris on voit apparaître des "agents intelligents" sortes de robots logiciels qui deviennent des assistants indispensables à la navigation dans les réseaux. On va vivre une véritable explosion du multimédia et de la connexion aux réseaux interpersonnels par ordinateur dans les dix ans à venir. Internet n'en est que la première vague. Il faut donc se préparer sans tarder à cette révolution des mentalités et des structures. Nous passons des sociétés industrielles aux sociétés informationnelles. L'information et la connaissance sont les matières premières de l'entreprise moderne. Les amplificateurs d'intelligence collective comme les logiciels de groupware représentent un capital-information et un capital-temps indispensables. Ce seront les clés du succès et de la compétitivité des entreprises de la prochaine décennie.